Hannah Eléanore Roberts a la chance de naître dans une famille unie, heureuse et riche. Rarement on a vu, dans la bonne société texane, pareil amour entre deux êtres, pendant de si longues années. La preuve? La naissance inattendue de la petite Hannah, douze ans après celle de son frère ainé, Lucian.

Sans doute avait-il fallu qu'une bonne étoile brille sur le couple le jour de leur rencontre: tout avait si mal commencé pourtant, mais Anastasie Loindeville, après n'avoir manifesté que dédain pour son américain et sang-de-bourbe de prétendant, lançant à qui voulait bien l'entendre qu'apparence et richesse ne remplaçaient pas bon sang, finit par succomber aux attentions du jeune homme. Envers et contre l'avis de sa famille, elle avait fui avec lui en Amérique, coupant tous les ponts, et s'était mariée. Une histoire follement romantique et qui faisait pleurer de rage plus d'une ancienne petite amie de Phil Roberts, elles qui avaient espéré se faire glisser au doigt une bague si lourde de carats qu'elles auraient du l'alléger d'un sort.

Ah... être riche, encore jeune, et beau à faire se damner une sainte...

La petite Hannah naquit donc sous une étoile indéniablement protectrice et manifestait pour la vie un gout souriant et calme qui faisait le bonheur de ses babysitters. C'était un bébé calme et silencieux, au caractère curieux et volontaire. Sa mère, pendant des années, raconterait l'anecdote suivante: elle n'avait que 6 mois lorsqu'un beau matin elle avait trouvé au réveil Hannah jouant avec les pattes de deux énormes araignées qui trainaient, décapitées, dans un coin de son berceau. Pas une fois elle n'avait pleuré ou manifesté de la peur face à ces monstres, non, elle les avait tuées et en avait fait de simples hochets. Et lorsque l'on venait de la famille Loindeville, même si on en était rejeté, ce genre de haut fait était considéré comme un heureux présage. La petite serait la digne enfant de ses ancêtres.

Ma vie était... Idyllique. Choyée, aimée, protégée. Un frère ainé que je voyais peu, une mère splendide et tendre, un père respirant l'énergie et le bonheur. Que demander d'autre? Mais comme tout fruit paradisiaque, notre vie contenait déjà son ver. Ou sa malédiction. Je ne sais exactement quel est ce conte moldu qui parle de pomme et de serpent, mais ma vie ressemblait déjà un peu à cela: l'attente d'une chute. Parfois il y avait ce froissement du silence ou cette faille dans un sourire ou un regard: j'étais seulement trop jeune pour le savoir. Maman était malade et mes amis prétendaient avoir des papas plus riches et plus beaux que le mien, c'était mon principal souci. Alors chaque soir j'apportais à maman un chocolat chaud contenant sa potion et je me battais chaque jour avec les enfants des environs.

Le bonheur de la famille sembla prendre un nouvel éclat lorsque le plus jeune frère d'Anastasie , bravant l'interdit familial, se déplaça jusqu'en Amérique pour prendre des nouvelles de sa soeur ainée et de sa petite famille. Ce n'était pas un personnage fort sympathique, comme en jugèrent la bonne société texanne et la petite Hannah, du haut de ses sept ans, mais il avait de temps à autre un geste affectueux pour elle, passant une main sur ses cheveux ou marmonnant que, par chance, elle ne ressemblait pas trop à sa mère – l'enfant n'était pas sure que cela soit un vrai compliment mais, dans le doute, préférait le prendre ainsi.

Sa visite ne dura pas longtemps: très vite on perçut que le mari et le beau-frère ne s'entendaient en rien et que ce n'était qu'à peine que Anastasie supportait son frère, passant de période d'acceptation tacite, voire joyeuse, à de grandes colères qu'on ne lui avait jusque là jamais vues. Après deux semaines mouvementées, pliant armes et bagages et avec une mauvaise humeur perceptible, le jeune homme quitta le sol texan, maudissant au passage soeur, sang-de-bourbe, progéniture et « amerloques parvenus ».

Je me souviens très bien de mon oncle: comment en aurait-il été autrement? Il était grand, beau, hautain, effrayant, un peu, et ne s'intéressait pas à moi, chose qui, du haut de mes sept printemps, me semblait impardonnable. Je ne parvenais que rarement à lui tirer un sourire et il refusait avec obstination de me lire des histoires, le soir. Il fallait attendre les trois derniers jours de son séjour pour qu'enfin il cède à mes suppliques, pour, chaque soir, me raconter l'histoire de cette princesse malade que retenait un méchant sorcier: il en avait fait sa prisonnière et chaque soir l'embrassait et la droguait pour la garder sous son emprise. Mais un jour la princesse se sauvait: une petite fille courageuse la libérait en échangeant la potion maléfique avec un simple verre de lait. Et il me souhaitait d'être courageuse, moi aussi, et de toujours combattre les méchants. Et puis nous parlions, jusqu'à ce que je m'endorme, de moi, de mon frère, de maman qui était malade, de sa potion quotidienne...

Dans ce compte moldu, il y a un serpent et une femme fourchelangue, je suppose, qui écoute le serpent et fini par lui obéir et manger le fruit interdit...Mon oncle avait la beauté froide et inquiétante du reptile, et son sourire tendre, avant la morsure. Lorsque je l'ai revu, bien plus tard, il ne m'a plus jamais souri qu'avec dédain. Sans doute faute d'aimer le noir de mes vêtements, mon maquillage ou mes corsets? Ou mon sang... Ce n'est pas bien grave... Il est loin d'être le seul.

An 2000. Premier de l'an, premier janvier... La petite famille est en vacances, elle fait du sky. Il y a un accident affreux. Phil Roberts et son fils ainé meurent, écrasés par la chute d'une grue moldue. Ils sont les seules victimes... La veuve éplorée et sa fille sanglotent éperdument sur la tombe et sa terre fraîchement remuées, mais les roses sur le sol n'ont pas le temps de fâner que madame Roberts décide de rentrer en France « pour s'éloigner des souvenirs... c'est si douloureux, vous comprenez? » Et la bonne société texane comprend, hoche la tête et murmure. On tente bien de la raisonner un peu: là-bas, il n'y aura personne pour l'accueillir, et tous ses amis sont ici. Elle ne veut rien entendre, alors on la laisse partir, certain de bientôt la revoir, car, après tout, qui resterait dans un pays où l'on vous désavoue?

Elle ne reviendra pas, contre toute attente, et plus jamais on n'entendra parler d'elle, à croire qu'elle parvient à se réintégrer à ce pays quitté vingt ans plus tôt, étonnamment. Peu à peu on n'évoque plus le couple qu'elle formait avec Phil Roberts que pour parler de leur société, florissante, et des dividendes qu'elle doit rapporter à la petite héritière, Hannah. Sans aucun doute la jeune fille fera ce que l'on qualifie de beau mariage et saura tracer son chemin dans la vie...

Je ne sais plus exactement quand j'ai cessé de te donner ta potion, maman, et je sais encore moins quand tu as repris tes esprits, quand le filtre d'amour a cessé d'agir... Tu dissimules tout si bien, encore aujourd'hui, même endormie... Je sais juste le choc qui m'a étreint le corps et l'esprit, à m'en étouffer, lorsque tu m'as traitée sèchement, pour la première fois. Mais... Ne t'inquiète pas, va, ce ne sont que des chiffres, le nombre de fois où tu m'as rabrouée, vilipendée, descendue en flammes. Le nombre de fois où tu as crié. Que des chiffres. Comme moi: tu sais, je t'en veux presque de m'avoir épargnée, ce jour de janvier. J'aurais voulu mourir avec eux, mourir en croyant en ton amour et en notre famille heureuse. Mais je te comprends, va, il n'était qu'un sang-de-bourbe qui t'a manipulée, et moi je ne suis que le fruit de votre copulation contre nature. Un fruit qui détient la clé du compte en banque, hélas, et tu n'as pu te résoudre à le supprimer... Je sais, maman, je sais pourtant qu'il t'aimait, et que tu l'aimais. Et que c'était faux. Un mensonge. Je sais que c'était mal... mais c'était si bien... Je te hais. Je te hais. Je te hais... Je me hais.

Commence alors pour la jeune fille et sa mère une nouvelle existence: c'est à bras ouverts qu'Anastasie est accueillie par sa famille, telle l'enfant prodigue, et on tolère Hannah – un nom si vulgaire, soupirait sa mère, en parlant de son rejeton, avec une moue dégoutée. Il ne faut à l'enfant que quelques mois pour comprendre l'étendue et l'irrévocabilité des changements survenus: plus d'histoires, plus de rires, de gâteau ou de tendresse: on préfère la cacher ou l'ignorer et ses larmes ne sont plus jamais séchées, pas même par un elfe de maison. Elle doit se « former le caractère » et les regards posés sur elles sont lourds de la rancoeur qu'elle cristallise par sa seule existence: deux décennies d'esclavage et de déshonneur. Et puis, cela fait si mal, Hannah, sur l'arbre généalogique, comme une tache de sang sale... Alors sa mère l'appelle Eleanore quand elle n'a pas d'autre choix que de l'appeler et on se charge de son éducation à domicile, parce que ce serait tellement mieux si personne ne savait jamais qu'elle existe. « Si au moins elle était belle » entend-elle, parfois, dans un soupir maternel, et elle baisse les yeux, serre les doigts sur ses genoux et essaie de ne pas pleurer. « On pourrait trouver à la marier malgré sa disgrâce, il y a des lignées secondaires respectables, qui, peut-être, envisageraient de se mésallier contre rétribution... »

Mais elle n'est pas belle. Pas assez, du moins, ou pas aux gout de sa famille maternelle. Trop brune, des yeux trop grands, trop cernés, des pommettes trop saillantes, le nez pas assez droit, la lèvre un peu épaisse... Le regard d'un brun bête, le teint blafard et les sourcils mal dessinés, pas le moindre sens de la mode ou de la grâce... Alors on soupire en la regardant ou on l'oublie et on l'évite. Il ne vient à l'esprit de personne que consacrer sa vie à étudier et à craindre la colère de l'un ou l'autre de ses parents n'aide ni à avoir bonne mine ni à prendre en assurance.

Dis-moi, mère... Le sais-tu, que ton frère chéri, ton frère ainé, mon très cher oncle Théophilius, aime à passer ses colères sur plus faible et moins important que lui? Et que j'étais une cible idéale? Le sais-tu et l'as-tu permis? J'ai parfois surpris ton regard pensif posé sur moi, à me surveiller, à nous évaluer. Dis, sais-tu ses désirs, ses violences, leur animalité? Ses mains sur moi, ses coups. Ses caresses. Sa tendresse. Sais-tu comme il pouvais être gentil avec l'enfant abandonnée que j'étais et comment je l'aimais, ces jours-là? Tout ce que j'aurais fait pour lui? Tout ce que j'ai fait? Tout ce qu'il a pris?

T'es-tu tue? t'es-tu aveuglée?... L'as-tu... encouragé?

Il m'a offert mon premier corset, avec sa dentelle noire, ses lacets, ses baleines métalliques. J'ai découvert son armure et la façon rassurante dont il pouvait m'étouffer et me faire exister... m'obliger à être, à respirer. Depuis, je ne les ai plus quitté, les corsets: ils dessinent ma silhouette et ma vie, mon souffle et mes tenues. J'aime le noire, j'aime vous le jeter à la figure... Et puis, mon oncle, lui aussi, il aime ça.

Dix huit ans... l'âge du changement... De tous les changements. Sa mère lui fait un cadeau. Un prodigieux cadeau, assure-t-elle, dans un sourire qui se veut chaleureux et qui reste coincé quelque part entre « forcé » et « déplaisant »: elle a fait appel aux plus grands médicomages et ils vont l'aider à devenir belle. Cela ne prendra que quelques mois: une opération magique, une ou deux semaines pour récupérer, puis une autre opération, et ainsi de suite. Avec sa tante Aliénor elles ont fait la liste des opérations et tout préparé: dans six ou sept mois, elle sera l'une des plus jolies jeunes filles à marier de France et alors, c'est certain, elle trouvera sans peine un parti intéressant. Elle n'aura aucune cicatrice, qu'elle se rassure. On lui fera juste un nez plus droit, plus petit, un sourire un peu plus large, une mâchoire plus fine, des pommettes moins saillantes, un front plus bombé, des os plus fins, des hanches plus féminines, un peu plus de poitrine, des chevilles plus élégantes... et la liste s'étend à l'infini. Elles n'ont pas encore tout à fait choisi la forme de ses fesses, mais elles aviseront selon l'évolution de leur chef-d'oeuvre.

Dix-neuf ans, des poussières, un corps fort charmant et qu'elle ne reconnait pas, qu'elle emprisonne à nouveau dans du métal et du tissu pour se l'approprier... Une mère dans le coma: les accidents, cela arrive, et elle a bu un chocolat chaud contenant une potion encore non identifiée, la pauvre. Elle aimait tant le chocolat chaud... On laisse partir Hannah. On la regarde avec suspicion et elle sourit calmement. Oui, elle veut étudier encore quelques années. Non, elle ne veut plus de précepteurs. A bientôt... Oui, elle reviendra, qu'ils ne s'inquiètent pas pour elle...

J'espérais qu'après mes opérations, il me remarquerait... lui... tu sais, Frederic... le fils de ta meilleure amie. C'était ridicule, comme espoir... Il ne m'a pas vue. Personne ne me voit. Et je ne veut pas que cela change. Surtout pas. J'ai l'habitude de raser les murs, de sursauter quand une voix s'élève, de trembler quand on crie. J'ai l'habitude de comprendre vite ce que l'on m'apprend, ce que l'on m'ordonne. J'ai l'habitude du silence et de ne pas me faire remarquer. J'ai l'habitude d'éviter mes miroirs, de me couvrir de noir... de me salir le visage et les mains. Je ne te parle même pas de mes cheveux, maman... J'écoute de la musique moldue très fort et très violente. Ils appellent ça du métal et ça ressemble tant à ce qui coule en mes veines et sur mes joues que je me dis, parfois, que j'en suis faite, de métal. Que c'est pour ça que je ne ressent rien que des grincements. Que je n'ai pas de coeur. Que je te hais. Que je me hais.