Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, qui vit, s’agite et se tortille, et se nourrit de nous comme le ver des morts, comme du chêne la chenille ? Baudelaire. Tu te souviens d’Ålesund ? Tu te souviens de l’eau bleue, qui glissait en face de nos yeux, lorsqu’on fumait doucement sur le balcon ? Il faisait froid, mais regarder ce fjord magnifique, juste à nos pieds, c’était un baume magique contre la chair de poule. Du moins, ça l’était pour moi. Et puis il y avait tes bras, tes grands bras forts et musclés, parsemés de poils sombres qui me faisaient penser que tu étais un homme, un vrai. Eux aussi ils me réchauffaient. Ensuite on rentrait prendre une douche ou faire à nouveau l’amour parce qu’après tout, ces vacances n’appartenaient qu’à nous. Le soir - et la nuit tombait vite en Norvège - on s’allongeait sur le lit, tu faisais un feu au-dessus de nos têtes, et on parlait des heures. On avait pourtant passé nos 7 années de collège à Poudlard, dans la même maison, mais on trouvait toujours quelque chose à dire. On se rappelait de Georgina Steven, la Serpentard boutonneuse qui avait cassé sa baguette en se curant les dents avec.
On se fichait bien de savoir que quelques semaines plus tard, des milliers de kilomètres nous sépareraient. Que tu allais partir pour l'Australie et moi pour l'université. Tu avais dit qu’on se débrouillerait, que la distance ça n’était important, que les sorciers ne savaient pas transplaner pour rien. Je t’avais cru n’est-ce pas ? Je profitais simplement de nos vacances post ASPIC, dans la ville où j’étais née et que je n’avais jamais visitée. En un sens, je suis ravie que mes parents n’aient pas décidé d’y rester. Je ne t’aurais jamais rencontré si j’étais restée en Norvège. Merci d’avoir tenu à m’accompagner.
J'ai postulé chez Mme Hullburn, à Londres, et ma candidature a été retenue. Pendant les vacances scolaires, je tiens donc sa galerie, elle me laisse les clés maintenant. Je loge dans la chambre d'amis, à l'étage, et je garde Opium, le perroquet, quand elle ne l'emmène pas avec elle en voyage. J'ai le droit d'utiliser l'atelier, et je crois que je commence à faire des choses intéressantes. J'ai arrêté de dessiner au fusain, j'aime beaucoup la gouache orange et violette. Je ne vends pas mes toiles - de toute façon, on ne peut pas vendre des objets magiques aux moldus - mais elles sont alignées dans l'arrière-boutique, et Mme Hullburn arrive parfois à les échanger à l'étranger. J'aurais aimé que tu puisses venir les voir. Je crois que tu aurais apprécié, peut être même qu'on aurait pu y travailler ensemble et reprendre la galerie.
Je rentre pourtant en 3ème année à Fidelitas, et j’ai choisi Médicomagie. Je trouve ça chouette de pouvoir mélanger tout un tas de produits pour soigner les autres. Médicomage, c’est vraiment le genre de métier qui me permettrait d’être utile, tu vois. Sauver des vies, ce n’est pas comme aligner des chiffres dans un bureau ou courir après des Hippogriffes en pleine forêt. Et puis, si je meurs sans avoir fait quelque chose d’important, c’est comme si mon existence avait été complètement inutile. Bien sûr, si j'étais vraiment devenue artiste, j'aurais pu gagner en célébrité et marquer les mémoires donc en un sens, faire quelque chose de ma vie. J'ai plus d'ambition maintenant. Ne le prends pas mal, mais essaie de dire que tu fais des études de médicomagie au lieu d'annoncer fièrement que tu cherches ta voie dans la peinture. Les gens t'admireront plus.
Tu te souviens du soir où on avait dîné dans ce petit restaurant italien, derrière l’épicerie ? Le serveur était encore plus blond que moi et prétendait s’appeler Mario. J’avais reçu un hibou de mes parents m’avertissant que mon inscription avait été validée à Fidelitas, et on avait dû enfermer l’oiseau dans la salle de bain parce que la patronne de l’hôtel était venue nous expliquer le fonctionnement du nouveau sauna. J’avais cru que mes maux de ventre venaient de la pizza. Après m’être empiffrée de saumon, je ne m’inquiétais pas de mal digérer du chorizo et des olives vertes. C’est-ce que je t’ai dit, hein ? Qu’il fallait qu’on ne tarde pas trop pour que je puisse me coucher tôt. Tu t’étais endormi dans mon dos cette nuit-là, tu me serrais fort dans tes bras alors que je luttais contre les poignards qu’on m’enfonçait dans le ventre. Oh, ne te sens pas coupable, tu n’aurais pas pu y faire grand-chose. De toute façon, le lendemain j’étais de nouveau en pleine forme.
C’est rigolo quand on y pense, tu ignores tout. Mais crois-moi, je suis loin d’être en train de rire. Je suis rongée. Ça me grignote le ventre quand j’arrête de penser. Ça me brouille les idées quand je pense. Et ça me tord la gorge quand je regarde ta chemise bleue dans mon placard. Je la mets parfois, par dessus un tshirt blanc, pour aller dessiner dans le parc de l'université.
Il nous restait une semaine à passer tous les deux. Tu voulais qu'on change de paysage, qu'on aille à la plage, peut être dans le Sud de la France. L'idée me plaisait bien, Ålesund, c'était joli, mais il faisait un peu froid. Tu avais donc fait nos valises pendant que j'étais partie faire quelques courses. On avait payé l'hôtel avec notre argent moldu et tu m'avais donné une carte postale. Sur le papier glacé inanimé, on pouvait voir sous de grands pins parasols, une mer bleue turquoise qui léchait une longue plage de sable blanc. Tu m'avais dit que c'était notre destination, j'avais besoin d'une image pour pouvoir transplaner. Tu m'avais embrassée en me faisant un clin d'oeil et tu avais disparu. Quelques secondes plus tard, tu avais probablement atterri sur cette plage paradisiaque. Seul.
T'imaginer planté là-bas, nos bagages à la main, les yeux ronds de surprise... C'est le pire. Tu as dû revenir à Ålesund, pensant que je n'arrivais pas à transplaner avec ma valise. En Norvège aussi, j'avais disparu.
Je sais que tu ne recevras jamais cette lettre, mais j'espère que tu ne t'es pas inquiété. Que tu as déduis à juste titre que j'étais partie, que je t'avais laissé. Que tu t'es mis en colère et que tu m'as détestée. Qu'ainsi tu as pu retrouver quelqu'un et m'oublier. Je t'aimais Vincent, je t'aimais si fort que j'ai préféré partir. J'avais posé ma main sur mon petit ventre et je m'étais envolée vers l'Angleterre, me jeter dans les bras de ma mère. En y repensant, si j'avais réfléchi, ou si je m'étais simplement forcée à t'en parler, aujourd'hui tu serais encore avec moi - Fidelitas ou pas.
Notre enfant aurait eu 3 ans cette année.
Fabiola