Ce soir était son soir. Sa nuit de fiançailles. La belle islandaise embrassa la plage d'un regard transcendant. Elle distinguait le bleu de l'océan à l'horizon, dans un nuage de brouillard venteux. Les relents de sel excitaient son nez avec aménité, se mêlant au parfum des sorbiers et des Holtasóley, les dryades à huit pétales. Le ciel était bas, le soleil y filtrait comme au travers d'un voile, rayon par rayon. Le froid s'insinuait par tous les interstices, insidieux, mordant chaque parcelle dénudée de sa peau claire. Elle avait hérité du teint pâle de son père, et ses longs cheveux noirs ondulaient sur ses frêles épaules, éclipsés par la profondeur de ses yeux couleur saphir. Elle aimait le vent, son souffle dans son cou blême, tel le soupir exalté d'un amant. Elle ferma les yeux une seconde, transcendée par le froid et l'écume. Elle se sentait ivre de liberté, dardant son regard fier sur le firmament de l'océan, telle une pythie. Dame nature domptait l'humanité d'un sceptre sauvage. "Miss Freyja, votre père vous fait mander. Vous devez ouvrir le bal au bras de votre fiancé." La jeune femme fit volte face. Une silhouette voutée se découpait dans le blanc, estompée par la neige et le vent d'est. Freyja hocha la tête avec grâce. Son père était sujet des grandes passions et des grandes folies. Un demi dieu auréolé d'une aura patriarchale. Si tel était son commandement, il fallait courber l'échine. "Je danserai ainsi qu'il sied à mon père. Vaquez !"

La brune ténébreuse pénétra le cénacle des anciens, jaugeant les sentinelles d'un regard fier. La forteresse Van Helsing trônait sur le plateau glacé, défiant les cieux de ses titanesques tours de pierres grises. Des tombes dépossédées de tout ornement parsemaient l'allée morte qui menait au pont levis. Freyja aimait l'atmosphère lugubre de l'endroit, les lances rouillées des armures figées comme des nains de jardin. Elle avait grandi dans cette cour morbide et sombre, comme une princesse dans un royaume de morts. Petite, elle cueillait les mauvaises herbes qui poussaient éparses aux pieds des cercueils pour s'en faire des bouquets de mariée. Le jardin était resté intact, les gargouilles sculptées de laideur la saluaient toujours de ce même sourire obscène. La jeune femme passa l'arche de gloire d'un pas voluptueux, vêtue d'une robe turquoise qui rehaussait la candeur insolente de ses yeux. Le grand hall était la plus vaste pièce de la forteresse. Les murs, le sol, les voûtes dignes d'une cathédrale romane, avaient été taillés dans du marbre noir, et Freyja ne pu s'empêcher de sourire, en constatant l'outrecuidance du contraste avec les tenues bigarrées des convives. Tout le gratin s'était réunit pour la grande occasion. Elle apercevait près du buffet Miss Stendhal qui se délectait des petits fours farcis de caviar, et son époux Kyle, qui affichait le même air morne que d'ordinaire. Ses cousines se pavanaient près de l'orchestre, battant des cils dans l'espoir de se faire remarquer par l'une des bonnes fortunes de l'assemblée. Elle reconnu enfin son futur époux, au bras de sa belle mère, une femme d'un certain âge qui n'avait rien perdu de sa superbe. Il était vêtu d'un costume rubis qui lui donnait l'air d'un prince. Freyja esquissa un sourire, acceptant la coupe de champagne qu'on lui proposait galamment. Dans cette basse cour d'hommes qui psalmodiaient leurs atouts comme des coqs, il détonnait de par sa réserve et sa beauté. Son coeur s'accéléra dans sa poitrine. Elle aurait voulu pouvoir l'aimer comme il l'aimait, avec sincérité. Elle appréciait leurs conversations libérées, ses idées révolutionnaires, ses accès de lucidité révoltés. Mais leur mariage ne serrait jamais qu'une pièce de théâtre sans passion, orchestrée par deux comédiens. Elle lui offrit un baiser dans les airs, puis s'évapora dans la foule des danseurs fiévreux. Où était elle ? Sa muse.

Une myriade de domestiques vaquait d'une pièce montée à une autre, jouant des coudes dans ce carnaval de bonne société. Freyja distinguait des silhouettes familières, comme au travers d'un halo de fumée. Le sang pulsait dans ses veines au fur et à mesure que croissait sa frustration. Le manque de Lyla, de ses mains délicates, de sa silhouette svelte. Le manque de beauté dans un monde crayonné de laideurs. Une main s'abattit soudain sur son épaule, la faisant légèrement sursauter. "Lyla" souffla t'elle à mi voix comme lorsqu'on s'éveille d'un songe, "Tu es somptueuse." Une jeune femme de son âge se tenait à ses côtés, ses courbes félines subtilement mises en valeurs par une robe noire assortie à ses yeux. Sa chevelure flamboyante retombait en cascade sur son décolleté pailleté. Elle était divine. Freyja ressentit une pointe de jalousie, hommes et femmes contemplaient Lyla comme une oeuvre d'art sacrilège. "Et puis après ? Je n'ai point de mérite !" Freyja acquiesça d'un sourire, attrapant délicatement son amie par la taille. Son parfum sucré encensait son désir d'une saveur nouvelle, très épicée. Elle aimait Lyla pour son air détaché, pour cette froideur qu'elle avait pour tout ce qui n'était pas important à ses yeux, le futile et l'apparence. Elle chérissait son impertinence comme une qualité précieuse, un diamant qui élève les âmes pures. Freyja s'animait en sa présence comme un pantin entre les mains d'un marionnettiste. Elle vibrait de toutes les fibres de son coeur, de sa folie, de son éclat qui traquait l'ennui comme un gibier, de ses rêves pleins d'illusions. "Tu l'aimes ?" La lionne désigna son fiancé d'un sourire narquois. Grande prêtresse du mensonge et du jeu, actrice brûlante sur le feu des planches, Lyla n'était pas dupe. Elle trichait comme une femme, Freyja comme une adolescente. "Non." Les yeux des deux beautés, la brune et la rousse, se croisèrent sous les couronnes de fleurs qui se reflétaient dans le miroir. Un kaléidoscope d'ombres et de lumières. "Et moi tu m'aimes ?" Freyja soutint son regard avec aplomb, en digne valkyrie. Ce petit air supèrieur lui faisait mal, elle abhorrait cette façon de jouer en permanence, qu'importe ce que l'on brise ou ce que l'on perd. Elle porta son verre à ses lèvres, goûtant l'alcool pétillant de sucre et de fruits. "Non. Tu me fais de l'ombre."